L'animateur radio Haythem Mekki (à gauche) attend de présenter son émission "Midi Show" sur Mosaique FM à Tunis, le 19 avril 2024.
La multiplication des poursuites judiciaires en Tunisie contre des journalistes et des personnalités publiques depuis la publication d'un décret visant à lutter contre ce que le gouvernement considère comme de "fausses informations" est devenue une "menace" pour la liberté d'expression, encourageant "l'autocensure", déplorent des ONG et des professionnels des médias.
Le 13 septembre 2022, le président Kais Saied a promulgué le
"décret 54",
qui punit de jusqu'à cinq ans de prison quiconque utilise les réseaux d'information et de communication pour
"rédiger, produire, diffuser (ou) répandre de fausses nouvelles (...) dans le but de porter atteinte aux droits d'autrui ou de porter préjudice à la sécurité publique".
La même peine peut être appliquée en cas de diffusion
"de nouvelles ou de faux documents (...) visant à diffamer d'autres personnes, à porter atteinte à leur réputation, à leur nuire financièrement ou moralement".
Le temps de détention double
"si la personne visée est un agent public"
, selon le décret controversé.
En un an et demi, plus de 60 personnes, parmi lesquelles des journalistes, des avocats et des opposants à M. Saied, ont fait l'objet de poursuites au nom du décret 54, affirme à l'AFP le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Zied Dabbar.
En dépit de ses objectifs officiels, ce
"décret-loi n'a par exemple jamais été appliqué aux cas de cyberattaques",
note-t-il. Pour le célèbre chroniqueur radio Haythem Mekki, le texte vise
"à faire taire les voix indésirables au pouvoir, ce qui explique les multiples poursuites lancées contre des personnes qui n'ont fait que critiquer les autorités".
Objet lui-même d'une enquête sur la base du décret 54 pour une publication sur l'état de la morgue de l'hôpital de Sfax (centre), ce journaliste estime que le texte a
"réussi à intimider les milieux médiatiques et gravement affecté la liberté d'expression".
"On n'ose quasiment plus critiquer le président, ni le caricaturer, alors qu'il y avait auparavant des guignols (des marionnettes humoristiques, ndlr) pour tous les responsables de l'État",
constate-t-il.
"La censure est présente et elle est lourde",
déplore M. Mekki.
La liberté d'expression était considérée comme le principal acquis de la Révolution de 2011, qui a renversé le dictateur Zine El Abidine Ben Ali.
Mais depuis le coup de force de juillet 2021 du président Saied, qui s'est octroyé tous les pouvoirs, plusieurs ONG et l'opposition ont signalé un recul des droits et des libertés.
"Climat de peur"
"Climat de peur"
Selon l'ONG américaine Human Rights Watch, le pouvoir tunisien utilise ce décret
"pour étouffer et intimider un large éventail de critiques".
Pour le professeur en science de l'information Sadok Hammami,
"ce décret-loi n'est pas du tout une réponse à la désinformation ni aux 'fake news', puisqu'il vise plus particulièrement des personnalités publiques et politiques". "Le climat actuel décourage les professionnels des médias et instaure une atmosphère de peur, de censure et d'autocensure"
, selon lui.
"Aujourd'hui, les gens craignent de s'exprimer pour ne pas subir les foudres du décret 54",
confirme Hamza Belloumi, un animateur de télévision vedette.
Son émission hebdomadaire, qui traite de sujets sensibles tels que la corruption ou les questions sociales, s'appuyait sur les témoignages de personnes
"qui avaient le courage de parler, mais sont beaucoup plus réticentes aujourd'hui".
"Soit elles n'acceptent pas de parler, soit elles demandent des garanties d'anonymat",
regrette-t-il, soulignant avoir
"énormément réduit"
le nombre de reportages. Il ajoute:
Même si l'idée du texte était motivée par une bonne intention, son utilisation est mauvaise. Il est devenu un outil pour étouffer la liberté d'expression.
Fin février, 40 députés ont déposé une demande au Parlement pour réviser le décret, mais son examen est
"entravé par le président"
de la Chambre, accuse le président du SNJT.
L'avocat et militant politique Ayachi Hammami, poursuivi depuis janvier en vertu du décret après une intervention radiophonique sur la situation des magistrats, déplore
"une instrumentalisation des lois pour réprimer les voix opposantes, les exclure et effrayer les Tunisiens".
"Il est temps de réviser ce décret, surtout à l'approche de la présidentielle (prévue à l'automne, ndlr), qui exige une solidarité maximale entre les acteurs médiatiques, politiques et socio-économiques",
renchérit le député indépendant Mohamed Ali.
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