La stratégie caucasienne turque et le Projet Touran: un pont entre l'Est et l'Ouest

David Bizet
17:192/10/2023, Pazartesi
MAJ: 26/04/2024, Cuma
Yeni Şafak
Le président de la Türkiye Recep Tayyip Erdogan. Crédit Photo : AA
Le président de la Türkiye Recep Tayyip Erdogan. Crédit Photo : AA

Située à la jonction de l'Europe et de l'Asie, la Türkiye occupe une position géopolitique stratégique qui la place au centre des enjeux régionaux du Caucase. Au fil des décennies, Ankara a développé une stratégie caucasienne complexe, visant à renforcer ses liens avec les pays de la région tout en défendant ses intérêts nationaux et régionaux. La victoire azerbaïdjanaise dans le Karabagh met en lumière cette stratégie, ses objectifs, ses actions et son impact dans la région.

Les Turcs et le Caucase : des liens historiques profonds


La Türkiye entretient des liens historiques et culturels profonds avec les pays du Caucase, une relation renforcée par l'héritage de l'Empire ottoman. Ces liens sont enracinés dans la similitude linguistique et ethnique entre les peuples turcs et les populations caucasiennes, et ils servent de base historique solide à la stratégie caucasienne de la Turquie. En effet, l'Empire ottoman a régné à une époque sur une partie de l'actuelle Géorgie, a brièvement inclus l'Azerbaïdjan dans ses provinces, et son engagement dans la région découle d'un siècle de conflits armés contre la Russie, la principale puissance du Caucase.


En tant qu'État turc et musulman, l'Empire ottoman a accueilli un grand nombre de migrants musulmans originaires du Caucase au XIXe siècle, appelés "muhacir", qui ont fui l'avancée russe. Parmi ces migrants, on comptait les Tcherkesses, les Ingouches, les Tatares, les Géorgiens musulmans, entre autres. Il est difficile d'estimer avec précision le poids démographique de ces descendants de "muhacir" en Türkiye aujourd'hui, mais on peut affirmer qu'il y aurait environ 3 millions de Turcs d'origine tcherkesse, 3 millions d'origine tatare, 1 million d'origine géorgienne, et 600 000 d'origine abkhaze.


L'impact de ces populations sur la politique régionale ne doit pas être sous-estimé. Les populations locales ayant été colonisées et/ou opprimées par la même puissance coloniale, la Russie, ont développé des solidarités. Ces solidarités ont été à l'origine de la création de la célèbre
"Armée islamique du Caucase"
en 1918, qui a triomphé des Russes à Bakou, ainsi que de l'aide militaire turque plus récente aux Azerbaïdjanais dans leur reconquête du Karabagh. Ces liens solides, existant déjà au début du XXe siècle, n'ont cessé de perdurer, et cela ne se limite pas au domaine militaire.

À titre d'exemple récent, le président Erdogan a rendu visite à la diaspora des Turcs Meshkètes le mois dernier lors de son voyage à New York pour la 78e Assemblée générale des Nations Unies, bien que les Turcs Meshkètes soient des Turcs caucasiens ne résidant pas en Türkiye.


L'unification des États turciques en toile de fond


La Türkiye poursuit plusieurs objectifs stratégiques dans la région caucasienne, dont le projet Turan, qui vise l'unification des États turciques et occupe une place prépondérante dans sa stratégie. D'une part, la Türkiye cherche à promouvoir la stabilité politique et économique dans les pays voisins, car cela contribue à la sécurité régionale et à l'économie turque. La victoire azerbaïdjanaise dans le Karabagh a renforcé cette stabilité et a consolidé la position de la Türkiye en tant qu'acteur clé dans la région. D'autre part, le Caucase, en tant que pont entre l'Asie centrale et la Türkiye, revêt une importance capitale pour les liens commerciaux turcs avec les pays caucasiens, en particulier dans le secteur de l'énergie, où la Türkiye aspire à jouer un rôle clé en tant que passerelle pour les ressources de la mer Caspienne vers les marchés européens.


De plus, la création de l'Organisation des États turciques, une organisation internationale regroupant les États de langues turciques, a considérablement renforcé l'influence d'Ankara chez ses voisins d'Asie centrale, tant sur le plan politique que culturel et économique. Cette organisation offre également une alternative aux États d'Asie centrale, coincés entre les intérêts géopolitiques de la Russie et de la Chine.



Sans entrer dans les détails des initiatives déployées par la Türkiye pour concrétiser ses objectifs en matière de stratégie caucasienne, sa participation à la victoire azerbaïdjanaise dans le Karabagh tout en adoptant une posture de médiateur dans le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, compte parmi ses actions les plus visibles. Face à une situation délicate marquée par la guerre à ses frontières, la Türkiye est sortie renforcée en tant qu'acteur majeur de la région. Cette médiation a été d'autant plus efficace grâce à la victoire azerbaïdjanaise dans le Karabagh, qui a redéfini l'équilibre des forces dans la région et permis de faire respecter le droit international qui était bafoué jusqu'alors.


Enfin, la victoire azerbaïdjanaise a ouvert la voie à des négociations avec l'Arménie pour l'ouverture du corridor de Zengezur, qui relierait le territoire autonome azerbaïdjanais du Nakhitchevan à Bakou, et, de manière plus générale, la Türkiye à la mer Caspienne par voie terrestre, sans avoir à traverser la Géorgie. Cela représente une étape significative vers la réalisation du projet Turan. Il est intéressant de noter que cela rappelle les mots de l'éminent historien Kadir Misirioglu, originaire de la région de la mer Noire et expert des dynamiques de la région, qui disait dans les années 1990 :
"l'union turcique commencera par la reconquête du Karabagh".

En conclusion, il est clair que la politique caucasienne de la Turquie joue un rôle déterminant dans l'avenir du pays en tant que nation puissante et influente.


David Bizet


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