ÉDITION:

Les milliardaires à la tête de la presse française mettent-ils le pluralisme en danger ?

18:444/04/2024, jeudi
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Le chef d'entreprise et milliardaire franco-libanais, Rodolphe Saadé.
Crédit Photo : LUDOVIC MARIN / POOL / AFP
Le chef d'entreprise et milliardaire franco-libanais, Rodolphe Saadé.

L'arrivée plutôt discrète du milliardaire franco-libanais Rodolphe Saadé, déjà dirigeant de l'armateur CMA CGM, dans le milieu de la presse s'est finalement faite sous les projecteurs après une polémique dont le groupe se serait bien passé.

Mi-mars, le président français Emmanuel Macron se rendait à Marseille, à la surprise générale, au cœur de la cité de La Castellane dans le cadre du plan de lutte contre le trafic de stupéfiants déployé par le ministère de l'Intérieur.


Au lendemain de cette visite ultra-médiatisée dans ce quartier considéré comme une plaque tournante du narcotrafic dans le sud de la France, le journal La Provence faisait naturellement sa Une sur le sujet.


En couverture, le quotidien donnait la parole à un habitant qui commentait:
"Il est parti et nous, on est toujours là",
après le départ du chef de l'État.

Pour avoir publié ce commentaire qui résume le sentiment des Marseillais dans les quartiers Nord, le directeur de la rédaction, Aurélien Viers, a été mis à pied par la direction du journal.


Si cette décision controversée a conduit à un mouvement de grève de la rédaction puis à la réintégration rapide d'Aurélien Viers, elle ne manque pas de soulever des craintes quant à de possibles dérives de la mainmise de milliardaires présentés par les médias français comme proches du pouvoir, comme Rodolphe Saadé.

"Cinquième fortune de France, réputé proche du président Emmanuel Macron avec qui il communique régulièrement, l'homme d'affaires [Rodolphe Saadé, NDLR) achète au prix fort une opportunité unique de peser sur le paysage français des idées et dans le débat public",
pouvait-on lire dans les colonnes du Figaro du 15 mars dernier.

L'inquiétude au moment du rachat d'autres médias par Saadé


Et la polémique ne pouvait pas plus mal tomber pour le milliardaire franco-libanais puisqu'elle intervenait quelques jours à peine après l'annonce du rachat, d'Altice médias propriété de Patrick Drahi, qui détient la chaîne BFMTV et de la radio RMC.

Dans un communiqué de presse publié en réaction à la mise à pied de son directeur de la rédaction, les syndicats de la rédaction du journal ont fait savoir que
"par cette motion (NDLR: vote de la grève), la rédaction de La Provence se refuse d'exercer ses missions la peur au ventre vis-à-vis de sa direction alors que le métier de journaliste est de plus en plus mis à mal par le pouvoir politique mais aussi par l'opinion publique".

Les journalistes estimaient qu'aucune
"faute déontologique n'a été commise"
et demandaient
"la réintégration immédiate du directeur de la rédaction, Aurélien Viers"
sous le coup d'une procédure disciplinaire, dénonçant de possibles pressions de la part de l'actionnaire principal, Rodolphe Saadé, qui s'est abstenu d'émettre le moindre commentaire depuis le déclenchement de la polémique.

De leur côté, les rédactions des titres d'Altice Média, BFMTV et RMC n'ont pas non plus caché leur inquiétude et se sont montrées solidaires de leurs collègues de La Provence.


Le 19 mars, interrogé sur l'indépendance éditoriale par les élus du CSE d'Altice Media - groupe qu'il compte racheter -, Rodolphe Saadé avait pourtant assuré n'être "
pas interventionniste sur la ligne éditoriale". "Cet engagement aura duré à peine 48 heures"
, écrivaient les salariés d'Altice Média dans un communiqué daté du 22 mars dernier.

Qualifiant de la mise à pied d'Aurélien Viers de
"scandaleuse",
ces derniers en ont profité pour réaffirmer "
leur attachement indéfectible à l'indépendance des rédactions de tous pouvoirs, et à la liberté éditoriale"
et rappeler
"les engagements de pluralisme, d'indépendance et d'éthique journalistiques annoncés par CMA CGM"
avant le rachat d'Altice Média.

Le Conseil d'État et l'Arcom en gendarmes de l'appareil médiatique


Face aux manquements récurrents en matière de pluralisme mais aussi d'un point de vue déontologique, de certains médias, l'ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) est régulièrement saisie par des personnalités, des associations, ou des particuliers sur des séquences bien précises.


Mais certaines saisines se font par voie judiciaire, et sont directement déposées devant la justice administrative pour émettre des avis plus lourds de conséquences et donc plus contraignants.


Ainsi, saisi par RSF (reporter sans frontières) du cas de la chaîne d'information en continu CNews, propriété du groupe Bolloré qui adopte à l'antenne une ligne conservatrice très à droite, le Conseil d'État a éclairci plusieurs points visant à définir l'orientation éditoriale d'un média.


Dans une décision datée du 13 février dernier, la plus haute juridiction administrative du pays a en effet estimé que
"pour apprécier le respect par une chaîne de télévision, quelle qu'elle soit, du pluralisme de l'information, l'Arcom doit prendre en compte la diversité des courants de pensée et d'opinions représentés par l'ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités et pas uniquement le temps d'intervention des personnalités politiques".

Cette position, qui a scandalisé les chroniqueurs habitués à intervenir sur la chaîne, est ainsi venue éclaircir les paramètres exigés en matière de pluralisme.


Mais les sanctions de l'ARCOM, qui a notamment infligé une amende record de 3.5 millions d'euros à la chaîne C8, elle aussi propriété de Vincent Bolloré, après que l'animateur Cyril Hanouna a injurié en direct le député Louis Boyard, sont parfois jugées insuffisantes à garantir la liberté et le pluralisme à l'antenne.

En cause, la mainmise d'une poignée de milliardaires sur les titres de presse, qui constitue un frein à la diffusion de tous types d'opinion.


Outre Bolloré et Saadé, d'autres figures toutes plus richissimes les unes que les autres, détiennent les grands médias.


Une enquête du journal Libération dévoile d'ailleurs qu'un groupe très fermé de dix milliardaires représente 90 % des ventes de quotidiens nationaux, 55 % de l'audience des télévisions et 40 % de celle des radios.

De Xavier Niel, à Bernard Arnaud, en passant par Arnaud Lagardère, Daniel Křetínský, ou encore Martin Bouygues, tous ont en commun d'avoir investi une immense fortune dans de grands médias.


Un documentaire de Mediapart axé sur la concentration des médias expliquait récemment:


Jamais la France n'a connu une telle concentration des médias privés: neuf milliardaires détiennent plus de 90 % des grands médias, télévision, radio, journaux.

De fait, une problématique se pose autour de laquelle les avis divergent: Ces milliardaires aux idéologies politiques bien ancrées achètent-ils de l'influence ?


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