Au Bangladesh, de faux experts derrière la désinformation

15:377/09/2023, jeudi
MAJ: 7/09/2023, jeudi
AFP
Crédit photo: MUNIR UZ ZAMAN / AFP
Crédit photo: MUNIR UZ ZAMAN / AFP

A quelques mois des élections au Bangladesh, des centaines d'articles signés par de pseudo experts présentés comme indépendants ont fleuri dans les médias locaux et internationaux pour louer la politique du gouvernement et les liens avec la Chine. Mais ces experts ont des titres douteux, des photos falsifiées et certains d'entre eux sont même tout simplement des personnes fictives, révèle une enquête de l'AFP.

Ces articles d'opinion ont été publiés par l'agence d'État chinoise Xinhua, de grands médias en Asie, et ont été cités dans le "South Asia Brief" du magazine Foreign Policy, basé à Washington.


"Il s'agit d'une opération d'influence coordonnée"
, a estimé A Al Mamun, professeur de journalisme à l'Université de Rajshani au Bangladesh, selon qui
"ces articles soutiennent principalement des narratifs qui sont favorables au gouvernement en place".

Des élections nationales sont prévues au Bangladesh d'ici la fin janvier, mais les efforts déployés par le gouvernement du Premier ministre Sheikh Hasina pour faire taire les critiques et éradiquer la dissidence inquiètent, notamment aux Etats-Unis.

Une vague d'articles est apparue sur internet vers septembre 2022, quand le ministère des Affaires étrangères du Bangladesh a lancé un appel aux
"bons chroniqueurs"
pour contrer la
"propagande"
négative.

L'AFP a sollicité à de multiples reprises des commentaires auprès des ministères des Affaires étrangères et de l'Information, mais n'a pas obtenu de réponse.


Le ministre des Affaires étrangères A.K. Abdul Momen a déclaré à l'AFP "
ne pas avoir suffisamment de temps"
pour apporter un commentaire.

Fausses références


L'AFP a analysé plus de 700 articles publiés sur au moins 60 sites de médias bangladais et internationaux, signés de 35 auteurs différents, tous apparus pour la première fois en ligne l'année dernière.


Ces articles soutiennent massivement les narratifs promus par le pouvoir en place, certains étant publiés sur des sites gouvernementaux.

Beaucoup sont résolument pro-Pékin et fortement critiques envers Washington, qui a averti Dacca sur la nécessité d'élections libres et équitables.

S'il a été impossible de vérifier l'existence réelle de ces 35 auteurs, les journalistes de l'AFP n'ont pu trouver aucune autre trace de leur présence en ligne en dehors de ces articles. Aucun d'entre eux n'avait de profil visible sur les réseaux sociaux et aucun n'avait publié d'articles de recherche dans des revues académiques.


Sur les 35 auteurs, 17 au moins revendiquaient des liens avec de grandes universités asiatiques ou occidentales, mais l'équipe d'investigation numérique de l'AFP n'a trouvé aucune trace de leurs travaux.


Interrogées par l'AFP, huit grandes universités, parmi lesquelles les universités du Delaware (États-Unis), de Toronto (Canada), de Lucerne (Suisse) ou de Singapour, ont confirmé n'avoir jamais entendu parler de neuf des auteurs censés leur être affiliés.


"Nous avons vérifié les registres de l'Université et n'avons pas pu trouver ce nom dans nos listes"
, a ainsi indiqué à l'AFP l'Université Jawaharlal Nehru en Inde, à propos d'un des auteurs présentés comme ayant des liens avec elle.

En outre, les photos de huit des chroniqueurs étaient en fait celles d'autres personnes, dont celle d'un influenceur de mode populaire sur les réseaux sociaux indiens.


L'AFP a également trouvé des exemples où un même article a été publié sous des noms différents en anglais et en bengali.


Parmi les auteurs, figure ainsi Doreen Chowdhury. Cette chroniqueuse prolifique a publié au moins 60 articles pour promouvoir la politique du gouvernement, prôner le renforcement des liens avec la Chine ou mettre en garde contre "
la menace pour les droits humains"
que représente la violence par armes à feu aux États-Unis.

Mais la photo de Doreen Chowdhury est en fait celle d'une actrice indienne, et l'Université de Groningen (Pays-Bas), où celle-ci est censée être chercheuse doctorante en sciences politiques, affirme ne pas la connaître.


Les journalistes de l'AFP tenté de contacter Mme Chowdhury via le courriel figurant sous ses articles. Ils ont reçu une réponse indiquant que Doreen Chowdhury était un
"pseudonyme pour éviter les problèmes de sécurité"
, mais l'auteur du courriel a refusé de fournir une véritable identité ou d'expliquer l'utilisation d'une fausse photographie.

"Entièrement fabriqué"


Autre exemple: Fumiko Yamada, dont des articles ont été publiés dans des médias tels que le Bangkok Post et sur un blog de la London School of Economics, et qui est présentée comme une spécialiste des
"études sur le Bangladesh"
à l'Université de Melbourne (Australie).

L'AFP a découvert qu'il n'y avait aucune trace d'elle dans cette université et que les
"études sur le Bangladesh"
n'étaient pas un domaine de recherche spécifique dans cet établissement.

Dans ses articles, Mme Yamada loue
"les conseils essentiels"
du Premier ministre Sheikh Hasina et dénonce le
"double standard"
des Etats-Unis qui appellent au respect de
"la démocratie et des droits humains" tout en "interférant sans cesse dans les affaires intérieures des autres".

D'autres articles comprennent de fausses citations attribuées à de véritables experts.

Gerard McCarthy, professeur à l'Institut international des sciences sociales aux Pays-Bas a ainsi dénoncé le fait que des citations
"entièrement fabriquées"
lui avaient été attribuées dans un article condamnant la
"duplicité occidentale"
envers la Birmanie et signé par Prithwi Raj Chaturvedi.

Les responsables de journaux qui ont repris ces chroniques ont assuré l'avoir fait de bonne foi, après avoir vu les références académiques des auteurs et qu'ils avaient été publiés ailleurs.

"Nous avons fait confiance aux références"
, a déclaré Mubin S Khan, rédacteur en chef du Business Standard à Dacca.

Nurul Kabir, rédacteur en chef du quotidien bangladais Daily New Age, a témoigné avoir reçu de nombreuses propositions d'articles d'opinion début 2023,
"principalement sur des sujets comme les relations du Bangladesh avec l'Inde, la Chine et les États-Unis".

Il a ensuite arrêté de les publier, craignant qu'ils soient écrits par des
"auteurs mercenaires"
au service d'
"intérêts particuliers"
, mais s'est dit choqué d'apprendre que leurs auteurs puissent être fictifs.

"J'aurais dû être davantage conscient, dans cette ère de désinformation et de propagande, de la nécessité de vérifier l'identité des auteurs"
, a-t-il confié.

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