A la fermeture des bureaux de vote et dès les premières tendances, le choix a été fait avec une légitimité populaire inédite dans l’une des plus vieilles démocraties d’Afrique. Bassirou Diomaye Faye a remporté l’élection présidentielle dès le premier tour, une première pour un parti d’opposition, avec environ 55% des voix selon les résultats provisoires.
En occident, ce dénouement est vécu comme un
puisqu’il annonce un vent de rupture et de remise en question des relations françafricaines. Au Sénégal, cette tendance portée par presque l’ensemble du territoire, sonne comme une révolution.
Les scores qui frôlent la correction dans certaines régions semblent acter la fin de l’hégémonie des Libéraux au pouvoir depuis la première alternance démocratique du pays en 2000. Il a fallu 24 ans pour mettre fin aux régimes libéraux dirigés d’abord par Me Abdoulaye Wade, puis Macky Sall, l’ancien gauchiste devenu libéral et lieutenant de Wade avant de le battre en 2012.
Ces deux décennies sous la houlette de la droite, ont rendu bien entendu, les frontières idéologiques de la politique sénégalaise beaucoup plus floues qu’auparavant. L’engagement des partis de gauche, dont la notoriété s’est construite au fil de l’histoire de la jeune République sénégalaise, des luttes pour l’indépendance aux premières lueurs post-coloniales, en passant par la clandestinité avant la lumière du multipartisme des années 80 ; s’est pourtant rompu à force de côtoyer et de se dissoudre dans la majorité libérale. Les héritiers des idéaux de gauche et du PAI en l’occurrence, comme le PIT, Ànd Jëf/PADS, ou encore la LD/MPT, n’ont cessé de s’éclipser sous l’embourgeoisement aux côtés des libéraux.
Dans une interview en 2019, l’universitaire Rama Salla Dieng expliquait déjà que
"depuis 20 ans, la gauche ne propose pas de projet. Elle collabore avec les libéraux. Dans les centres urbains, les élites, traditionnellement socialistes, cèdent aux sirènes du parti au pouvoir"
. Le Parti Socialiste (PS) qui avait été pourtant à la tête de l’Etat sénégalais pendant quarante ans, a été l’une des illustrations de la perte de vitesse et d’identité de cette gauche, se dissolvant, en partie, dans l’appareil des libéraux, surtout sous Macky Sall.
PASTEF - héritage et refondation de la gauche ?
Aujourd’hui, PASTEF (Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité) arrive au pouvoir, en ayant une partie de l’ADN de la défunte gauche sénégalaise, avec cette fois-ci un discours non sans équivoque, entre nationalisme face à l’impérialisme, et panafricanisme issu de la pensée de Cheikh Anta Diop qui est en bandoulière du discours d’Ousmane Sonko, chef de file malgré lui de cette "nouvelle gauche". Pour le sociologue et analyste politique Siré Sy,
"comme à l’arithmétique, Pastef est le prix de revient entre le prix d’achat (les idéaux de la Gauche sénégalaise - du PAI à Ànd Jëf en passant par le PIT et la LD/MPT), plus (+), les frais (les idéaux du nationalisme sénégalais - du BMS à UDF/Mbollo mi en passant par le RND, le MSU et le PLP)"
.
Mais pour la première fois depuis les indépendances, un parti incarnant clairement des idéaux de gauche, prônant souverainisme, respect des libertés individuelles et le retour de l’Etat providence, arrive au pouvoir et avec une aussi grande force politique.
Avec les Socialistes, qui ont d’ailleurs dû faire face à la gauche "radicale" du Pr Abdoulaye Bathily, de Landing Savané ou encore d’Amath Dansokho, pour leurs politiques arrimées aux exigences du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale, les politiques sociales étaient bien plus limitées. Avec les libéraux, même s’ils ont parfois été assez socialistes dans les actes, le Sénégal a toujours été dans un libéralisme qui reléguait au second plan les réalités et attentes de la population sénégalaise. En outre, si Macky Sall et les libéraux ont perdu le pouvoir, c’est à cause de leur conception étroite des Libertés fondamentales et de la souveraineté.
Aujourd’hui, PASTEF, qui vient certes au pouvoir avec une coalition hétéroclite, réincarne et fait renaître la gauche comme cela a pu se sentir dans son programme pour cette présidentielle, où le Parti se réclame d’ailleurs du
"panafricanisme de gauche"
. Si en 2024 le "Parti des Patriotes" évoque la monnaie, les réformes du fonctionnement de l’exécutif, le retour aux coopératives en zone rurale ou encore la renégociation des contrats léonins, c’est qu’il hérite des goulots complexes qui étranglent l’Etat sénégalais depuis les indépendances et qui n’ont pas été clairement indexées et remis en question, ni par les socialistes héritiers directs du colonialisme, ni par les libéraux peu enclins aux réformes et aux remises en question idéologique.
Le défi de cette nouvelle gauche qui arrive au pouvoir dans un contexte régional géopolitiquement favorable à la remise en question et dans un vent de contestation de l’héritage (néo)colonialiste, sera de réformer l’Etat de droit et de ramener la primauté de l’Etat à la satisfaction des besoins publics, fondamentalement écornés par plus de 20 ans de libéralisme à outrance.
PAI : Parti Africain pour l’Indépendance
AJ/PADS : Andd Jëf/Parti Africain pour le Développement et le Socialisme
PIT : Parti de l’Indépendance et du Travail
LD/MPT : Ligue Démocratique/Mouvement pour le Parti du Travail
BMS : Bloc des Masses Sénégalaises
UDF Mbollo mi : Union pour la Démocratie et le Fédéralisme
RND : Rassemblement National Démocratique
MSU : Mouvement pour le Socialisme et l’Unité
PLP : Parti pour la Libération du Peuple