"Toute cette côte est privatisée, c'est devenu impossible d'accéder à la mer sans payer":
Ibrahima Bathily ne reconnaît plus la plage du quartier de Dakar où il a grandi.
Des immeubles ont surgi de toutes parts autour du bar qu'il tient sur les rochers face à l'Atlantique. Y compris dans la bande des 100 mètres appartenant au Domaine public maritime (DPM), en principe interdite à la construction.
Impact de la spéculation immobilière sur le littoral dakarois
Cette voracité foncière a subi un coup d'arrêt fin avril quand, tout juste arrivées au pouvoir en promettant probité et transparence, les nouvelles autorités ont ordonné la suspension de toutes les constructions sur le DPM pendant deux mois, le temps de vérifier la légalité des titres d'occupation. Nombre de chantiers sont à l'arrêt depuis.
"Tous les Sénégalais attendaient avec impatience cette décision",
dit M. Bathily.
Les constructions ont défiguré les alentours de son bar où des foules de baigneurs, il y a quelques années encore, venaient se rafraîchir dans les rouleaux au pied des Mamelles, collines emblématiques de Dakar en surplomb de l'océan.
Dakar est livrée à une spéculation immobilière intense. Elle voit sa population augmenter de 3 % chaque année. Capitale d'un pays réputé pour sa stabilité dans une région troublée, la ville attire les étrangers.
Les chantiers prolifèrent partout, les prix flambent. Le littoral, en particulier, disparaît sous le béton.
Les défis juridiques et économiques de la lutte contre la bétonisation
"C'est d'une rapidité incroyable. Tu te réveilles un jour et tu trouves un immeuble quelque part"
, décrit M. Bathily. Il rapporte avoir été approché plusieurs fois pour céder son bar contre de l'argent.
Les plages libres d'accès sont réduites à la portion congrue. Les Dakarois, impuissants, se désolent de la privatisation de la côte par les hôtels de luxe, les villas ou les cliniques, et de l'opacité dans laquelle elle a lieu. Ils soupçonnent des arrangements entre dirigeants et investisseurs, des complaisances entre gouvernants et proches, l'emploi de prête-nom.
Malgré l'exaspération du public,
"nous ne parvenons pas à vraiment fédérer les énergies et les forces"
, avoue Oumar Diagne, représentant de l'ONG SOS Littoral.
Le gel des chantiers a suscité un peu d'espoir. Mais riverains et défenseurs de l'environnement se demandent si le gouvernement ne s'attaque pas à trop forte partie et s'il n'est pas trop tard.
Identifier les usurpateurs est ardu. Le cadastre est notoirement difficile à consulter, malgré la création d'une plateforme en ligne.
Les sommes en jeu alimentent le soupçon de blanchiment à grande échelle.
L'immobilier est un secteur de prédilection pour le blanchiment dans le monde, et
"le Sénégal ne fait pas exception",
dit la CENTIF, cellule du ministère des Finances chargée de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. L'État a consenti
et possède un
"dispositif parfaitement outillé"
pour y faire face, assure-t-elle.
Une bonne partie des constructions bénéficie d'un titre d'occupation. Mamadou Diangar, chercheur en droit public, nuance : l'État peut, par déclassement, autoriser la construction sur le domaine public. Comme
"le législateur n'a pas posé de critères précis"
pour déclasser, la marge d'interprétation est large.
Le nouveau Premier ministre, Ousmane Sonko, a promis quand il était dans l'opposition qu'il ferait détruire les constructions illégales s'il venait à gouverner. Tiendra-t-il parole ?
Cela pourrait être
"juridiquement très compliqué et coûteux. Parce que ce ne sont pas de petits investissements"
, prévient M. Diangar en invoquant le risque que les propriétaires se retournent contre l'État, dont les caisses sont vides.
"Est-ce que le budget de l'État du Sénégal serait en mesure de supporter ces indemnisations-là",
s'interroge-t-il.
"Il faudra faire des choix politiques forts".
Ousmane Sonko avait choisi en 2020 un arrière-plan de chantiers pour s'engager à sévir contre les contrevenants. Depuis, des immeubles de luxe de plusieurs étages, destinés à une clientèle aisée, sénégalaise ou étrangère, ont enseveli une bonne partie de l'ancienne plage.
Non loin de là, la cabane de Bathie Faye, bric-à-brac d'objets récupérés, résiste encore à la pression. Installation considérée comme temporaire, elle est autorisée sur le domaine public. Bathie Faye, autrefois pêcheur, y vit de petits services rendus aux usagers de ce qu'il reste de plage.
Ce natif du quartier a été échaudé sous la présidence d'Abdoulaye Wade (2000-2012) qui, lui aussi, s'était engagé à combattre la bétonisation. Cela n'avait pas empêché les gendarmes de venir démolir l'ancienne cabane de Bathie Faye.
"Ils nous ont fait bouger, sans un sou, ils ont pris nos cabanes, ils ont mis ça dans les poubelles. Allez, ils ont commencé à construire"
, se rappelle-t-il.
"Qu'est-ce qu'on y peut ? On ne peut pas se bagarrer avec des gens plus forts que toi".