Aux Philippines, le cancer de la désinformation médicale

17:1316/03/2024, samedi
MAJ: 16/03/2024, samedi
AFP
Sur cette photo prise le 20 novembre 2023, Mary Ann Eduarte parle lors d'une interview, à son domicile de Montalban, Rizal.
Crédit Photo : JAM STA ROSA / AFP
Sur cette photo prise le 20 novembre 2023, Mary Ann Eduarte parle lors d'une interview, à son domicile de Montalban, Rizal.

Atteinte d'un cancer du sein, Mary Ann Eduarte, maman solo philippine, a consommé pendant des années des compléments alimentaires présentés sur les réseaux sociaux comme un remède miracle, jusqu'à ce que le cancer se propage à ses poumons et ses os.

Comme elle, nombre de Philippins sont victimes de la désinformation médicale qui pullule sur les réseaux sociaux.


Les habitants de cet archipel d'Asie du sud-est y sont particulièrement vulnérables en raison d'un accès aux soins difficile, d'une pénurie de médecins et du coût élevé des traitements médicaux dans le territoire.


Nombre d'entre eux préfèrent ainsi chercher leurs remèdes en ligne.

Vendeuse de produits cosmétiques, Mary Ann Eduarte, 47 ans, s'est découvert une bosse au sein droit en 2014. Ses proches lui conseillent de réaliser une biopsie pour dépister un possible cancer mais, effrayée, elle repousse l'examen pendant deux ans.


A la place, elle dépense près de 50.000 pesos philippins (900 dollars) chaque mois en compléments alimentaires tels qu'une boisson à base de fruits tropicaux et d'herbe d'orge, promue sur Facebook et YouTube comme un remède miracle contre le cancer.


Ce n'est qu'en 2016 qu'elle réalise, enfin, une biopsie. Diagnostic: tumeur maligne.

Mais elle refuse la chimiothérapie par crainte des effets secondaires tels que la perte des cheveux. Et continue de prendre pendant encore trois ans, ses compléments alimentaires.


"Je pensais vraiment qu'ils détruiraient mes cellules cancéreuses car c'est ce que me disait leur stratégie de marketing"
, explique Mary Ann Eduarte dans sa maison près de Manille.

Ils publiaient des témoignages de personnes qui se disaient guéries.

Puis les métastases apparaissent dans ses poumons et ses os: elle accepte alors enfin de suivre une chimiothérapie.


"J'ai pris la mauvaise décision"
, reconnaît-elle aujourd'hui.
"Ces compléments alimentaires m'ont coûté plus cher que si j'avais commencé à suivre dès le départ un traitement médical standard".

"Nos pouvoirs sont limités"


La désinformation médicale sur le cancer est un
"problème grave"
, insiste Madonna Realuyo, cancérologue à l'hôpital régional de Bicol, dans le centre des Philippines.

"Parmi mes patients, cinq sur dix me posent des questions sur ce qu'ils ont vu ou lu sur internet. Et dans 90% des cas, l'information est erronée"
, explique-t-elle.

Leur donner des informations valides ne garantit pas qu'ils nous écouteront ou nous croiront.

Aux Philippines, un traitement médical contre le cancer peut coûter des millions de pesos. Dans ce pays pauvre, nombre de malades préfèrent suivre des traitements pseudo-médicaux, moins coûteux.


"Une fois qu'on vous a diagnostiqué un cancer, la réalité c'est qu'il faut sortir beaucoup d'argent de votre poche"
, souligne Aileen Antolin, de la Fondation philippine pour le cancer du sein.

Les journalistes d'investigation numérique ont constaté une explosion de la désinformation ces dernières années, autour de traitements non-testés pour des maladies telles que le cancer. Un phénomène qui a encore grossi depuis la pandémie.

Les pseudo-vertus de la boisson consommée par Mary Ann Eduarte ont été mises en avant dans des centaines de publications sur Facebook, suivies par des centaines de milliers d'internautes.


Les contenus de ce type circulent ensuite pendant des semaines voire des mois, sans être épinglés par Facebook.

Le réseau social dispose en effet d'un système de vérification largement automatisé des publicités avant leur mise en ligne, mais il n'y a pas de contrôle en amont des publications.


L'Administration philippine des denrées et des médicaments (FDA) affirme, pour sa part, qu'elle ne peut poursuivre les entreprises ou les individus qui en font la promotion, rien n'étant prévu à cet effet dans la loi.


"Nos pouvoirs sont limités"
, dit Pamela Sevilla, avocate de la FDA.

Silence des autorités


Le torrent de désinformation qui a déferlé sur les réseaux sociaux pendant la pandémie a convaincu Adam Smith, médecin basé à Melbourne qui parle le tagalog, langue nationale philippine, de publier sur YouTube des vidéos dans lesquelles il identifie sur les contenus pseudo-médicaux et dangereux.


"Je me suis rendu compte qu'un très grand nombre de personnes pensaient pouvoir guérir de leur maladie en ayant recours à des compléments alimentaires et des vitamines, ce qui me paraissait complètement insensé"
, explique-t-il.

Il a toutefois cessé de publier des vidéos après avoir été poursuivi en justice à plusieurs reprises par les entreprises dont il dénonçait les produits.

Mary Ann Eduarte, elle, a vaincu le cancer dix ans après l'avoir découvert. Mais son combat n'est pas terminé: elle se donne désormais pour mission d'alerter sur les dangers de la désinformation en ligne.


"Je vous le dis, avoir pris ces compléments alimentaires ne m'a aidée en rien pour guérir de la maladie"
, dit-t-elle.

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